le zénith

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lueurs mordorées caressent les pavés d’une petite cour où la table est déjà dressée. les heures s’égrainent à rebours depuis l’aube où sibylle s’est éveillée trop tôt, toute pressée était-elle par la venue des rahman. même les vapeurs d’un bain chaud, leurs parfums de campagne, n’auront suffi à calmer l’impatience de ces retrouvailles ; ce n’est qu’à force de soupirs agacés que ses mères l’ont reléguée au jardin, silhouette engloutie par les bras d’un fauteuil en paille.

paupières closes sous les feux du zénith, visage à couvert sous l’ombre d’un bras, de temps à autres elle picore dans les coupes de grès l’apéritif posé là. maman la gronde pour la forme, s’exaspère – il ne restera plus rien pour khaled et son père ! – et tout à coup s’interrompt : « ils sont là. » murmure-t-elle pour une simple impression. alors sibylle ouvre un œil, sourit puis bondit sur ses pieds pour se précipiter à la porte avant même que les invités aient sonné.

« coucou ! » s’exclame-t-elle, le minois barré d’euphorie. d’une oreille à l’autre le bonheur y fleurit. deux baisers pour son oncle, un sur chaque joue, sa grande main pesant sur sa tête comme un manteau protecteur, et elle se faufile jusqu’au fils pour se jeter à son cou.

« khal ! »

plongée dans son odeur il lui revient des bribes de sépia, comme des souvenirs de couleurs, des émotions d’autrefois. « t’es pas en avance. » laisse-t-elle filer dans cette étreinte -- un reproche pour avoir décompté les secondes jusqu’au bout. un pas en arrière, et leurs prunelles s’accrochent. « tu vas bien ? entre, elles sont dans la cuisine. et l’apéro dans le jardin. »

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c'est côte à côte que se déplacent le fils et le père, caressés par la lumière du midi et la brise de fin d'hiver. le duo rahman semble parfois sortir d'un autre temps: leur nostalgie sereine rappelle la senteur des vieux albums photos que l'on dépoussière à l'occasion des grands déménagements.
le jour est prometteur, et l'allée familière de la cour intérieure plonge khal dans un état d'apaisement qu'il n'associerait à aucun autre endroit.

fut un temps, ces déjeuners en famille (parce que c'est ce dont il est question, une famille) étaient l'occasion d'une nuit noire dans le cosmos de khaled, l'époque où regarder son père dans les yeux lui reflétait un miroir de ressentiments.
(obscurité qui le submergeait jusqu'à la noyade.)
l'époque où sibylle n'était qu'une enfant, les yeux écarquillés sur le monde.
beaucoup de choses ont changé.
aujourd'hui, le zénith brille sur la famille recomposée.

l'énergie de sibylle pourrait donner l'impression qu'elle est restée l'enfant émerveillée d'autrefois.
khal! t'es pas en avance,
ses cheveux sentent bon, son sourire est si radieux qu'il encourage presque à détourner le regard.
mais jamais khal ne se refuserait à l'admirer.
la paume posée à l'arrière de sa tête, il la salue d'un baiser sur la joue.
je me suis fait beau pour vous et c'est comme ça que tu me remercies?
puis voilà qu'elle recule et qu'elle lui lance ce regard espiègle qui lui fait rouler des yeux, un sourire aux lèvres.
le père s'avance de son habituel air grave caractéristique de sa réserve. seuls ceux qui le connaissent suffisamment parviennent à déceler cette chaleur diffuse qui émane de sa personne. un hochement de tête entendu à sibylle et ses mères, un sourire tout en retenue, bien caractéristique de la famille rahman, il leur tend le bouquet de pivoines bleu ciel qu'il tient à la main.
les pivoines sont symbole de protection, elles vous préserveront du mauvais oeil. explique-t-il, avec son sérieux aux relans de sagesse habituel. khaled les a choisies.
jamais il ne cessera de ressentir cette légère fièvre, à chaque fois que son père prononce son prénom avec fierté et tendresse. sensation qui le pousse à se réfugier dans une humble pudeur. il laisse les parents à leurs formalités.
tu vas bien?
ça va, merci. tu as l'air en forme. tu ressembles à une jolie plante bien arrosée. c'est le soleil qui te fait cet effet?
sur ces mots, il attrape la main de sibylle, comme pour lui signifier d'ouvrir la marche. bien qu'il connaisse les lieux par coeur. tu me guides à la cuisine très chère?

le zénith

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les portes grincent dans leurs gonds, invitant de leur symphonie les hôtes à pénétrer dans la quiétude d’un foyer où les rahman ont toujours été les bienvenus. la maison vibre de cette effervescence qui la saisit chaque fois ; khaled est là. ses doigts enveloppent la paume de sibylle de la même tendresse que lorsqu’elle était enfant, et elle s’y accroche en riant.

« qu’est-ce que tu parles bien aux femmes ! tu t’es entraîné ? »

sa voix ricoche dans l’entrée dans un écho d’allégresse. « je suis juste contente de te voir. » admet-elle, son épaule venant taper gentiment contre celle du jeune homme. « elles sont magnifiques tes pivoines, d’ailleurs. tu vas encore marquer des points auprès de selma. bientôt elle te laissera plus partir. » douce passion pour les fleurs de sa deuxième mère... elle qui voulait brasser les champs aux abords de combray ce soir — voilà que la nature vient à elle de la plus belle des manières !

détour à la cuisine où sibylle disparaît dans l’interstice du frigo. « blonde ? brune ? » volte-face et les amandes pétillent en quête d’une réponse qu’elles iront puiser au fond de ses yeux : « brune. » une bière sous le bras, l’autre à la main, elle lui tend une bouteille de rosé et un tire-bouchon pour s’emparer d’un bol de glaçons. « allez viens, il fait trop beau pour pas profiter du soleil. »

elle passe la baie vitrée sans l’attendre et dépose son butin sur la table basse qui trône sur la terrasse, au-dessus du jardin — ne peut résister à un coup d’œil chez les tan... le vis-à-vis l’a toujours amusée ; on les entend d’ici se disputer.

la sorcière se laisse couler dans un transat, tend la main vers les tomates-cerises que plus personne ne saura lui refuser désormais. « tu vois, en italie j’ai appris la dolce vita. j’suis une pro des apéros-bronzette. »

rire. c’est qu’elle se sent terriblement mieux ici. auprès de lui.

« alors ? t’as amené les albums ? »

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les plaisanteries de sibylle sont toujours pleines d'esprit. elles font apparaître chez khal un rire aux échos d'adolescence - époque de sa vie depuis longtemps révolue.
peut-être bien qu'il s'est entraîné à parler aux femmes.
et qu'il sait choisir les fleurs qui toucheront les coeurs.
des années durant, la solitude lui a semblé douce, naturelle, fatale même. ces dernières années ont introduit le calvaire de l'amour, doux luxe dont il ne se pensait pas nécessiteux.
encore aujourd'hui, aimer de loin le séduit, le père rahman lui a appris à adorer en silence, à chérir en secret.
il lui a aussi appris à profiter d'une après-midi conviviale sous un soleil de plomb, ce qui permet à khal d'attraper la bière zéro pourcent d'un mouvement expert. brune, tu me connais. le genre de boisson qu'il a appris à apprécier en société, bien qu'il n'ait pas bu une goutte d'alcool depuis des années.
les cosmos lui ont toujours paru plus colorés lorsqu'il est maître de son esprit, en pleine possession de ses sens.
c'est avec plaisir qu'il suit la ravissante sibylle dans ses projets épicuriens, prenant lui-même place sur un transat.
il ferme les yeux sous la puissance du zénith, lumière rougeatre sous ses paupières. pas besoin d'être allé en italie pour profiter... phrase ponctuée d'un long soupir d'apaisement, le souffle d'un corps qui se détend finalement après une longue semaine de travail, les épaules encore lourdes d'aventures passées aux quatres coins de la ville. c'est à la mention des albums photos qu'il daigne interrompre ce repos de quelques secondes, observant sibylle au travers de ses cils. j'ai pas mal de choses à te montrer.
il s'assoit, fouille dans la sacoche qu'il garde toujours à ses côtés, en sort son paquet de cigarette - regard désapprobateur mais résigné du père - et deux enveloppes cartonnées. les photographies qu'il en sort sont celles du festival passé, saturées de couleurs chaudes et de lumières aux flous artistiques. les visages y sont rares, mais les reflets, les regards et les symboles spirituels sont vedettes de ce spectacle immobile et silencieux.
dis moi honnêtement ce que tu en penses, commence-t-il, son visage refermé dans un sérieux quasi écolier, je compte les publier dans un dossier de quelques pages pour récapituler les événements de ce printemps.
parce que bientôt ce sera l'été qui s'invitera dans l'imaginaire de combray, et chaque année, la terre continue sa valse autour du soleil, inlassable, à l'image de khal et de son journal.